L’effet « Marie Rosen »


Dans le tourbillon de la peinture actuelle Marie Rosen occupe une place toute personnelle. 

C’est comme si «l'école grise» de Luc Tuymans, la figuration sombre à la Borremans et le post post-expressionisme international florissant s'achevaient. 

Ses scènes silencieuses, avec ou sans personnages, sont minutieusement peintes sur de petits et de grands panneaux de bois aux angles arrondis et qui dernièrement le sont de moins en moins. 

Scènes symboliques de notre monde quotidien, contes de fées bizarres ou rituels énigmatiques? Le tout est d'une simplicité claire, mais seulement en apparence. 

L'art populaire est source d'inspiration dans l'art contemporain, certes, mais seulement du point de vue formel. Dans ses peintures, Marie Rosen nous parle de ce qu’il y a d'indicible dans l'art populaire, de plus, elle ose y dissimuler des références à la peinture naïve et aux tableaux des autodidactes. Et en même temps, c’est une perfection équilibrée, faite de petits défauts dans le bois lisse et de traces de couches de peinture  poncées qui lui donnent un aspect passé.


Marie Rosen aime rester modeste. Travailler humblement est magnifique dans l'art. 

Si sa peinture évoque des artistes tels que Nedko Solakov, elle nous fait également penser à Frida Kahlo qui fut influencée par l'art populaire mexicain et les peintures ex-voto, ou encore au cycle des petites peintures Le temps du sommeil de Francis Alÿs, dont le Projet Fabiola constitué de peintures trouvées témoigne également d'un amour pour le populaire. 

D'un autre côté, des références aux grands maîtres semblent faire leur apparition : les sols carrelés de Jan van Eyck ou de Johannes Vermeer, la confusion entre intérieur et extérieur de René Magritte, l'anatomie gothique des corps dans le Jardin des délices de Hieronymus Bosch ou l'élégance raffinée de Lucas Cranach.

Bon nombre de références historico-artistiques viennent à l'esprit du spectateur. 

Pourtant l'histoire ne se répète pas. 

Chaque tableautin naît de sa propre imagination et leur mise en scène n’est pas conçue à l’avance. 

Dans son atelier bruxellois, des panneaux avec une ébauche d’arrière-plan constituent le point de départ de nouveaux travaux. Chaque peinture évolue en peignant et en ponçant: « Je continue jusqu'à ce que la peinture dégage le sentiment que je recherche, un sentiment qui n’en n'exclut pas d'autres et qui soulève des questions. L'art intellectuel ne m'interpelle pas. Je veux faire quelque chose de simple et de beau. »


Lorsqu'elle commence, Marie Rosen ne sait pas quel sera le résultat final. Non pas qu'il n’y ait pas de sources iconographiques. 

Dans un « portrait » récent, la position des mains  d’une femme, vêtue d'un pull vert pastel, semble sortie du maniérisme de Parmigianino ou de l'école de Fontainebleau. Pourtant, ce geste est tiré d'une photo de mode découpée. 

Elle puise, à sa manière, des éléments de photos glanées. 

Elle s'inspire également des motifs de carrelage de maisons de maître Bruxelloises. Et si elle applique un motif sur une surface, le papier peint vient rappeler Escher ou le Op Art. Devenant ainsi un trompe-l’œil fait de volumes géométriques. 

Elle aime aussi les décorations murales en relief, comme ceux du Café Central à Bruxelles. "Mon imagination a ses propres racines, et celles-ci sont belges", explique-t-elle.


Par le passé, Marie Rosen s'inspirait de l'esthétique des peintures ex-voto, mais pas seulement,  les primitifs flamands étaient également une grande source d’inspiration. 

Le rendu des matières, des détails, de la profondeur : malgré leur méconnaissance de la perspective, ces peintres du XVe siècle ont, à partir d’observations, restitué tout fidèlement, parfois de manière assez naïve. 

Leur peinture est patrimoine national, tout comme l'œuvre de Magritte. 

Des artistes du monde entier s’attachent consciemment ou inconsciemment au langage visuel et aux idées du surréaliste bruxellois. Il est presque inévitable que quelque chose de ce langage vienne se glisser indirectement dans le travail de Marie Rosen. 

En parlant de Magritte, il a proposé l'idée de remplacer la question "Que représente le tableau?" par "Qui présente le tableau?" car, pour lui, c'est le spectateur qui complète la représentation avec ses sentiments et ses pensées.


Adam et Eve après la chute, ensemble, et pourtant seuls au monde.  Voilà ce qui me vient à l’esprit dans une petite peinture datant de 2007, année où Marie Rosen est diplômée de l’école d’art La Cambre à Bruxelles. 

Il n'y a jamais de titres, et ce sont juste un homme et une femme nus dans un paysage sous un ciel gris de nuages. Voilà. 

L'homme tient ses mains sur les épaules d'une femme assise, mais la chaise est invisible. 

Le corps dans son rapport aux objets environnants et qui se termine là où commence l'objet, voilà ce qui animait la peintures de Marie Rosen  à l’époque. 

En fait, enlever la chaise, elle le fait encore. 

Le couple a l'air un peu maladroit. Peut-être cela tient-il au réalisme simple ou au geste. Ils se tiennent là comme s'ils posaient. 

Les poses rigides deviennent presque une caractéristique essentielle de sa peinture, et à cela s’ajoute l’insolite. Comme toujours, de petits détails attirent le spectateur. Dans ce tableau, des touffes d'herbe sont minutieusement peintes, un peu comme chez le soi-disant peintre naïf Henri Rousseau. 

Et aussi chez les primitifs flamands.


Voyez comment Jan van Eyck a peint la pelouse verdoyante en 1439 dans sa Madonna à la Fontaine, un petit panneau d'à peine 19 x 12 cm. Derrière Marie, deux anges tiennent un drap de brocart. 

En 2012, Marie Rosen a peint un tissu blanc, soutenue par deux bras, devant un papier-peint rouge avec un motif répétitif faisant songer aux lys français. La petite peinture de Van Eyck n'était pas une source d'inspiration précise, et pourtant elle n’a pas manqué d’observer le rendu du textile chez les primitifs flamands. 

Ce peut être un moment de vie domestique : une nappe élégante  sortie de l’armoire et inspectée avant usage. La transparence et les plis du tissu déplié sont peints avec virtuosité. 

Oui, c'est vraiment une question de perception. 

Il s'agit de peinture tout-court, sans faire de la théorie.


Tissus, rideaux et toutes sortes de textiles sont courants dans le répertoire iconographique de Marie Rosen. 

Dans une chambre se trouve un objet mystérieux sous un tissu bleu, en dessous duquel apparaissent deux pieds en bois. Dans un autre tableau, un ensemble d’objets semblables se trouvent sous un tissu vert, comme tant de conifères dans un paysage avec un air rose quelque peu sinistre. 

Les objets évoluent et se transforment. 

De plus, les plantes et les objets sont au fond comme des personnages. 

La boîte en carton est apparue tôt. C'est une chose universelle. Les enfants jouent avec elle, et on y associe beaucoup de choses. Peut-être que ce n'est pas infiniment éloigné de Michaël Borremans. Sa peinture The Performance de 2004 est une boîte recouverte d'une toile blanche. Bien sûr, cacher quelque chose ou quelqu'un sous un linge est toujours énigmatique. Magritte l'a fait, entre autres, dans une peinture de ses débuts, Les amants (1928).


Borremans est un peintre profondément belge. L'absurdité de l'existence apparaît dans son œuvre, les personnages peuvent se trouver dans une position inconfortable et ses personnages minuscules apparaissent comme des figurines.

C'est là qu'une certaine affinité peut être trouvée avec la peinture de Marie Rosen. Elle fait remarquer que les personnages du Jardin des délices de Bosch lui rappellent le monde miniature d'un jeu. Borremans a dit un jour que pour lui ce qui se passe dans une peinture fait souvent référence au vide de la condition humaine, un vide dans lequel nous vivons. 

Qu’est ce qui se passe, on ne le sait pas bien, tout juste comme dans la peinture de Neo Rauch de Leipzig, dont les  immenses scènes étaient qualifiées de «démodées». 

Pour rester dans les mêmes contrées, en termes d'ambiance, Marie Rosen rejoint plutôt les personnes seules dans les paysages et les intérieurs vides de Tim Eitel, qui fut élève de Rauch et qui nous renvoie également à Edward Hopper.


Que se passe-t-il dans les peintures de Marie Rosen? 

On ne sait jamais très bien. 

On sent bien qu'il s'agit de nous, de la condition humaine, de notre environnement. 

Dans une pièce au papier peint usé, deux femmes identiques se tiennent côte-à-côte sur la pointe des pieds. 

Une attitude assez inconfortable. 

Ah, elles ont enlevé leurs chaussures! 

C'est ainsi que l'on commence à penser.  Dans ces espaces vides, elle efface tout l'intérieur, comme si elle ne voulait peindre que l'essentiel. 

Dans un tableau ancien, quatre femmes nues sont assises de manière assez rebelle sur les pieds d’une table retournée, une position incommode. 

Des nus n’apparaissent plus par la suite, et des couples non plus. Car elle est à présent préoccupée par la relation entre les personnages et leur environnement, et non pas par la relation entre les personnages. 

Ceux-ci semblent être un archétype de l’être humain. Un peu comme chez le sculpteur allemand Stephan Balkenhol, bien que le langage visuel soit différent. 

La plupart du temps, Marie Rosen imagine ses personnages, toujours différents. Mais ils sont toujours invariablement très maigres, ni très jeunes et vieux, ni gais et ni désespérés. Homme ou femme, parfois même cela n’est pas clair. Ils sont toujours blancs comme elle. Elle parle de “petits bonhommes” et quand un enfant dessine des petits bonhommes, il reproduit ce qu’il connaît.


Ce sont souvent des jumeaux ou des triplés. 

Ou sont-ils des doubles ? 

On a écrit des bibliothèques entières sur le thème du double. Selon le célèbre psychanalyste viennois Sigmund Freud, il est effrayant de rencontrer son double. Cela a à voir avec nos peurs primordiales. Il range le double dans le «Unheimliche»: quelque chose d'étrange et alarmant qui est caché dans ce qui semble confortablement familier. 

Marie Rosen n'a rien à voir avec la psychanalyse ou d'autres théories. 

Cela n’empêche rien au fait qu'il peut être fascinant de laisser un psychiatre face à ses peintures. 

Avec ou sans personnages, ces petites scènes sont à la fois claires et sombres. "Unheimlich", disons.

Le dédoublement de l'identité est mystérieux et psychologiquement chargé. 

Doubler et multiplier un personnage attire également l'attention sur l'art de la peinture. Involontairement, le spectateur commence à rechercher des différences. 


Est-il possible de peindre exactement la même chose deux fois? 

Il n’est pas inconcevable que Magritte ait voulu le savoir en peignant le portrait du poète Paul Nougé en 1927: le même personnage debout à deux reprises, avec une porte entre les deux. 

Marie Rosen n'a sans doute pas pensé à Magritte quand elle a peint un double portrait en gros plan en 2015. Deux fois le même visage et la même chemise bleu clair, avec une plante entre les deux. 

Le type de visage change régulièrement. 

Sur un petit tableau de la même année, un visage frontal aux grands yeux vient nous rappeler les portraits de Fayoum de l’antiquité égyptienne. La peau de ses personnages est lisse. Ils ressemblent vaguement aux avatars numériques, comme dans Second Life ou aux films d’animation générés par ordinateur de l’artiste britannique Ed Atkins. 

Marie Rosen crée des personnages artificiels, seulement cela se passe sans technologie informatique. Ce ne sont pas des avatars ou des poupées, vous pouvez le sentir. 

Ce sont des gens hybrides, immobiles, mais pas sans vie.


Une plante minutieusement peinte dans un paysage de buis et d’ifs gonflés nous parle de quelque chose sur l’individu et la masse. 

L’individu dans la société ? 

Si vous regardez de plus près, vous verrez que la plante projette une ombre. Ce n'est pas une plante d'intérieur, mais elle a poussé à l'intérieur. 

Intérieur et extérieur ne se confondent pas. Pourtant, c'est un jeu d’illusion déroutant. L'ombre indique subtilement qu'il s'agit de peinture. Le paysage est une peinture murale, une fresque. 

Dans une peinture plus récente, les « plantes boule » ont évolué vers des formes vertes allongées, dont on ne sait pas si elles sont toujours des plantes. On les voit devant une plaque découpée qui se dresse contre un mur comme un panneau peint. 

Une représentation dans une représentation.


La peinture-dans-la-peinture n'est pas le thème. 

Mais cela arrive dans la peinture Marie Rosen. 

Elle a commencé par un espace rouge qui remplissait tout le tableau : une succession de murs, chacun avec un grand passage rectangulaire et un sol maculé de rouge. La mise-en-scène, à la manière d’un décor, fini par être une représentation sur une feuille de papier fixée avec des épingles sur un papier peint vert orné d'un vieux motif. 

On peut y entrevoir une figure effacée. 

Maintenant, on peut dire que cet espace rouge est le personnage. En transparence. Pas à l'infini, mais arrêté par un mur.

À proprement parler, il ne s'agit pas d’un effet de Droste, mais d'un effet répétitif à la manière de la célèbre boîte à cacao du fabricant de chocolat Droste: une répétition pratiquement infinie d’une même image, toujours plus petite. 

Mise en abîme. 

L'effet de l'effet « droste » ou de la mise en abîme se manifeste dans la peinture de Marie Rosen. Parfois on se voit littéralement placé devant le précipice, comme dans cette peinture de tuyaux qui disparaissent dans les ouvertures du sol comme une perche de feu des pompiers, ou comme dans ce tableau d’une plateforme carrelée avec les mains courantes d’une échelle de piscine qui descendent vers un paysage de conifères au lointain.


Retour au jeu de la  représentation de la  réalité. 

La peinture dans la peinture est un motif important dans l'œuvre de René Magritte. Il l’a tiré de la peinture métaphysique de De Chirico et devint peu à peu un instrument de sa "philosophie" sur le conflit entre représentation et réalité. Magritte a toujours voulu "invoquer le mystère". Pas le mystère familier de ce qui est sombre et mystérieux, mais le mystère inconnu des choses banales et familières. 

Parce que le mystère est dans la réalité ordinaire. 

Le mystère est la réalité. 

Selon lui, nous ne pouvons jamais connaître la réalité. Nous voyons le monde comme un écran, une représentation. Il a poussé à l'extrême la confusion entre représentation et réalité, par exemple en laissant se confondre une peinture dans la peinture avec la réalité. C'est bien sûr une réalité peinte, un niveau de réalité différent dans la peinture.


Marie Rosen ne fait pas cela, ce n'est pas du surréalisme.

Tout reste au même niveau de réalité, mais à sa manière. Elle joue avec les décalages, avec l'intérieur et l'extérieur, avec le visible et l'invisible, avec l'illusion et la réalité. 

Maintes et maintes fois, elle dit que sa peinture n'est ni intellectuelle ni conceptuelle. Ce qui a mon sens n’est pas tout à fait vrai. "J'essaie de m'appuyer sur une sorte d'instinct, pas sur l'intellect. En faisant confiance à l'instinct, lorsque des sentiments et des situations me plaisent, une sorte de logique intellectuelle peut se retrouver cachée dans le tableau. Mais ce n'est pas quelque chose de conceptuel", explique-t-elle à sa manière, calmement.


Pour finir, encore ceci. 

Les espaces sont souvent remarquablement compartimentés. Ils sont subdivisés en morceaux de murs, niches, rideaux, marches et autres dénivelés entrecoupés. 

Les plantes poussent dans les compartiments d'une construction ressemblant à une étagère murale et on y décèle presque un  paysage fait de volumes quasi géométriques. Ajoutez-y tous ces motifs de carreaux et vous ne tarderez pas à vous poser la question suivante : d’où vient cette géométrie, quel est son rôle? 

« Pour peindre, j'ai un esprit plutôt cartésien, un esprit mathématique. Je ne suis pas un poète. Je suis plus prosaïque, je reste les pieds sur terre. Peut-être que cela vient de là", suggère Marie Rosen.


En même temps, il y a là quelque chose de labyrinthique. Le papier peint constitué par le motif géométrique d'un sol carrelé, un trompe-l’œil parce qu'il semble être en trois dimensions, ressemble à une vue architecturale d'un labyrinthe infini. 

Dans une telle construction, on ne voudrait pas se retrouver coincé. 

Ce qui rappelle parfois un labyrinthe, ce sont ces peintures avec des barrières anti-écrasement sur lesquelles une serviette peut être suspendue.

La serviette rappelle alors ses «peintures de piscine». Avant, c'était une piscine en forme d’étang dans un paysage. Ensuite, ne reste plus que la sensation d’une piscine évoquée par des carreaux, un tremplin dans une pièce carrelée,  ou des échelles.

 "Échelles de piscine, barrières métalliques, structures tubulaires pour faire la queue: elles nous indiquent comment nous devons nous déplacer, nous positionner, et nous le faisons automatiquement. Les échelles et les escaliers nous indiquent également comment  se déplacer. Et l'idée du labyrinthe, oui, un labyrinthe est aussi un espace qui oriente la marche à suivre", explique Marie Rosen.


Sa peinture serait-elle est un commentaire sur comment nous structurons notre environnement et comment nous aménageons nos foyers ?

 "La façon dont nous organisons, décorons, classons, et comment nous  donnons une place aux choses m'intéresse. Ce n'est pas une critique. J’aime les habitudes familières", sourit Marie Rosen. 

Elle souligne que les objets deviennent de plus en plus hybrides dans ses peintures. 

Une peinture récente représente une pièce sobre avec trois structures métalliques très fines, un peu comme des tubes dans une entrée, un comptoir ou un poste de contrôle. Ils sont très courts et ils nous poussent à nous écraser contre le mur. 

Aucune idée de ce à quoi ils servent, ou s’ils servent à quelque chose. 

C'est une situation absurde. 

Peinte avec sensualité, et en même temps de manière platement mathématique. 

Les tubes projettent une ombre. Et ainsi, se dessine trois trapèzes rectangulaires dans l’espace. 

Qu’une forte purification et simplification soit en cours ou qu’il soit tout simplement  de plus en plus question de peinture, Marie Rosen nous laisse descendre encore plus en profondeur dans l’énigme, l’absurde, et la complexité de notre existence.